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« Lettre à mon fils, à ma fille »

Je reproduis ici la très belle lettre de Béatrice Delvaux, éditorialiste au quotidien belge Le Soir, à ses enfants, dans la foulée des attentats de Bruxelles. Merci madame.

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« Cher toi,

Ce matin, j’ai hurlé, en traversant notre ville du nord au sud. Je ne pouvais arrêter mes larmes. Je voulais me boucher les oreilles, je n’en pouvais plus d’entendre les sirènes. Mais après la colère et la tristesse, le temps est venu pour moi de te présenter mes excuses. De te demander pardon.

Cela fait 20 ans que je te mens. Je n’ai qu’une excuse : cela fait 20 ans que je crois mon mensonge. Je t’ai vendu ce monde comme celui des possibles, du grand voyage, de ces espaces que tu allais, toi, pouvoir arpenter, de ces peuples que tu allais, toi, rencontrer. Moi qui avais pris l’avion pour la première fois à 15 ans, moi qui avais vu l’Amérique à 22 ans, moi qui avais appris l’anglais en cours de route et le néerlandais quand il fallait.

Moi qui étais certaine que nous t’avions épargné la guerre, en la rangeant dans les livres d’histoire ou dans les anecdotes que ta grand-mère ou ton grand-père te racontait depuis leur village natal. Nous étions tellement certains de les avoir enterrés, les démons qui avaient fait les camps de concentration, les génocides, le napalm, le goulag. Goulag ? Tu as même cru que je parlais d’un plat hongrois, On a tant ri, tu te souviens ?

Pourquoi aurions-nous eu peur ? Nos parents l’avaient faite, eux, la guerre, mais ils avaient aussi, dans la foulée, fait la paix. Elle avait même pris la forme de cette Europe qui devait être le garde-fou en béton de nos folies, de nos dérives. Ce monde que nous t’avons promis, nous y croyions vraiment, pour la bonne raison que nous l’avions vu advenir. Nous avons vu tomber les murs, les idéologies, les barrières et pas que commerciales. Moi, ta mère, j’ai profité de l’égalité croissante avec les hommes, de ces droits conquis et transcrits en lois. Moi, ton père, je n’ai pas dû faire mon service militaire, dont j’ai vécu les derniers spasmes. Car l’heure n’était plus aux armées, mais aux consciences. L’heure n’était plus à envahir le voisin pour le soumettre, mais à y séjourner, à y séduire, à apprendre la langue de l’autre, en tente, en caravane ou en camping-car d’abord, sac à dos façon Routard ensuite et puis sous le couvert de cet Erasmus que tu devrais – devais ? – enfourcher dans quelques mois.

Nous avions vaincu les haines – « plus jamais ça », c’était plus qu’un slogan, c’était devenu une charte, une convention, des lois, le droit. Nous avions vaincu les diktats de l’Église et de la religion- l’avortement, l’euthanasie avaient gagné petit à petit droit de cité.

Nous avions vaincu les tabous et les morales étroites – tu peux être homosexuel(le), te marier, te pacser, adopter.

Nous avions vaincu les préjugés et les racismes, à quelques pas d’ici réside le Centre pour l’égalité des chances qui protège les hommes/femmes des maléfices d’autres hommes/femmes.

En grandissant, j’ai assisté incrédule mais extatique, à l’incroyable croisade qui faisait d’un Noir l’égal d’un Blanc, avec des droits égaux. « One man one vote » : on a marché pour les rêves de Martin Luther King, on a boycotté les oranges d’’Afrique du Sud. C’était juste magique : un combat débouchait sur une victoire, le monde se déplaçait inexorablement du pire au meilleur. Imagine, on t’offrait sur un plateau, comme un promesse d’éternité de ce nouveau monde que nous avions bâti, Obama et Mandela, présidents ! C’était pas beau ça ? C’était pas grand ? Mais qu’est-ce qui pouvait bien tourner mal ? On l’avait décrochée, la timbale, non ! Obama et l’Europe, Prix nobel de la Paix. On était les rois du pétrole ! Alleluyah !

Alors, non ! Je ne voulais pas que tu voies ces corps déchiquetés, ces chairs explosées station Maelbeek, Maelbeek, à deux pas de chez toi, Maelbeek, centre de Bruxelles, au nom qui sonne comme une blague, un rendez-vous, un plan drague : « on se voit à Maelbeek », « tu descends à Maelbeek », « on s’est embrassé à Maelbeek » ?

Alors, non ! Je ne voulais pas que tu entendes, hier, les cris de cet enfant terrorisé, dans la fumée de l’explosion, seul fil conducteur dans l’horreur, menant vers la sortie de ce métro éventré, déchiqueté, assassiné.

Alors, non ! Je ne voulais pas que tu penses qu’on pouvait mourir dans ta ville et que ton innocence s’arrête à cette date – 22 mars 2016 -, à ces ceintures de la mort, à ces détonateurs tenus dans la main de garçons perdus qui, et c’est là tout le tragique, ont ton âge. Ta détresse me transperce, ta peur surtout. Mais plus que tout, ton calme, la manière dont tu fais face, la retenue que tu t’imposes me rendent fière et triste. Le fait aussi que tu ne me lances pas à la tête ce « putain de monde » qui est le tien. Tu as cette grâce, mon fils. Tu as cette force, ma fille. D’autant que quand tu m’interroges, même si je n’arrive pas à te le dire, tu le sais : je n’ai pas les solutions. Nous allons essayer de fixer ce b…, mais cela nous paraît de plus en plus clair : tu ne pourras y échapper, tu vas devoir te battre. Au moment où j’écris ces lignes, je croise simplement les doigts pour que ce ne soit pas au sens premier du terme. Comme avant…

La guerre ? Je me refuse à prononcer le mot, je me refuse à dire que c’est notre état aujourd’hui. Je me refuse à tomber dans la haine, je me refuse à désigner les boucs émissaires que les prêcheurs de haine, dans les deux camps, nous proposent et imposent.

C’est tout ce que j’ai à t’offrir aujourd’hui : être à tes côtés et te protéger du bouclier des valeurs auxquelles je crois et que nous devrons tous protéger. Nous devrons être forts, mon fils. Nous devrons être résistants, ma fille.

Cher toi,

Après la colère, la tristesse, le temps est venu pour moi de te présenter mes excuses. De te demander pardon. Mais de te dire aussi que te sentir là, à mes côtés, me force à redresser la tête.

Et à croire à demain. » Béatrice Delvaux.

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