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Réparer les vivants de Maylis de Kerangal

Couverture Réparer les vivants de Maylis de KerangalUn uppercut. C’est l’effet que m’a fait le dernier roman de Maylis de Kerangal d’une puissance incroyable, d’une justesse de ton et de mots saisissante.

Simon Limbres est un jeune homme de 19 ans passionné de surf. Et quand la houle est là, pas question de la rater ! C’est ainsi que le lecteur le rencontre, sur un parking désert à 6h00 du matin. Il attend le van qui viendra le chercher pour rejoindre le bord de mer en Pays de Caux, avec Chris et John, la tête emplie des rouleaux que l’on trouve à Hawaï. Il fait horriblement froid cette nuit-là. L’eau promet d’être glaciale. « A deux cent mètres du rivage, la mer n’est plus qu’une tension ondulatoire, elle se creuse et se bombe, soulevée comme un drap lancé sur un sommier. Simon Limbres se fond dans son mouvement, il rame vers le « line up », cette zone au large où le surfeur attend le départ de la vague, s’assurant de la présence de Chris et John, postés sur la gauche, petits bouchons noirs à peine visibles encore. ».

La session terminée, les trois compères frigorifiés mais heureux reprennent la route pour rentrer au Havre. Fatigue, sommeil, défaillance mécanique ? Le van quitte la route. Simon Limbres, assis au centre sur la banquette avant, n’est pas attaché. Son corps est propulsé dans le pare-brise, tête la première. Secouru par le SAMU, Simon Limbres arrive à l’hôpital en état de mort cérébrale. À la consternation, la douleur et la colère s’ajoute cependant une formidable pulsion de vie. Bien que mort, Simon Limbres peut sauver des vies, grâce à son cœur qui continue de battre, ses poumons, ses reins, son foie. A-t-il jamais fait état de sa volonté de donner ses organes au cas où il lui arriverait quelque chose ? Ravagés par la mort de leur fils, Sean et Marianne, ne veulent pas y penser, s’accrochent à l’idée que puisque le cœur de Simon bat encore, Simon va se réveiller. C’est toute l’histoire de ce cheminement que nous raconte Maylis de Kerangal. De la stupéfaction à l’acceptation, en passant par le déni et la colère.

Écrit au scalpel, ce septième roman de Maylis de Kerangal, mélange de tension extrême et de patience infinie, vrille les tripes, accélère nos battements de cœur, donne la nausée, éreinte notre organisme, questionne notre propre posture face au don d’organes. Assurément Maylis de Kerangal fait partie des grands auteurs de ce siècle.

Extrait, page 157, contexte : Sean et Marianne ont accepté le don d’organes. Ils retournent voir Simon, en service de réanimation. « Ils s’approchent du lit aux plis immobiles. Sans doute s’étaient-ils imaginé qu’une altération de l’apparence de Simon suivrait l’annonce de sa mort, ou du moins que quelque chose dans son aspect se serait modifié depuis la fois précédente – couleur de peau, texture, luisance, température. Mais non, rien, Simon est là, inchangé, les micromouvements de son corps soulèvent toujours faiblement le drap, si bien que ce qu’ils ont subi ne correspond à rien, ne trouve là aucune réplique, et c‘est un coup si violent que leur pensée se détraque, ils s’agitent et balbutient, un rodéo, parlent à Simon comme s’il pouvait les entendre, se parlent de lui comme s’il ne pouvait plus les entendre quand les phrases se désarticulent, les mots s’entrechoquent, se fragmentent et se court-circuitent, quand les caresses se heurtent, se changent en souffles, sons et signes s’amenuisant bientôt en un vrombissement continu dans les cages thoraciques, une vibration imperceptible comme s’ils étaient désormais expulsés de tout langage, et leurs actes ne trouvent plus ni temps ni lieu où s’inscrire, et alors, perdus dans les crevasses du réel, égarés dans ses failles, eux-mêmes faillés, brisés, désunis, Sean et Marianne trouvent la force de se hisser l’un et l’autre sur le lit afin d’approcher au plus près le corps de leur enfant ». Maylis de Kerangal.

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