Durant ce siècle ou avantTous azimuts

De la difficulté de transmettre

Crédit photo : Olivier Le Moal - Fotolia.com
Crédit photo : Olivier Le Moal – Fotolia.com

J’ai découvert ce texte de l’écrivain, essayiste et philosophe allemand du XXe siècle, Walter Benjamin. Il est extrait de son livre Expérience et pauvreté sorti en 1933. Il s’interroge sur la valeur de l’expérience et la difficulté de transmettre cette dernière. En lisant ce texte, je l’ai trouvé d’une étrange modernité.

« Dans nos manuels de lecture, il y avait la fable du vieil homme qui, sur son lit de mort, fait croire à ses fils qu’un trésor est caché dans son vignoble. Ils n’ont qu’à creuser pour le trouver. Ils creusent, pas la moindre trace de trésor. Mais quand l’automne arrive, le vignoble fructifie plus que tous les autres de la région. C’est alors qu’ils comprennent que leur père leur à légué une expérience : la bénédiction ne se trouve pas dans l’or, mais dans le labeur. Tant que nous grandissions, on nous renvoyait à de telles expériences sur un ton menaçant ou bienveillant : « Le jeune homme veut déjà avoir voix au chapitre » ; « tu l’apprendras bientôt par toi-même ». On savait aussi exactement ce qu’était l’expérience : les personnes plus âgées l’avaient toujours transmise aux plus jeunes. Concise, parée de l’autorité de l’âge, prenant la forme de proverbes ; redondante dans son babil, énoncée sous la forme d’histoires ; parfois récits provenant de pays lointain, dits auprès de la cheminée aux enfants et aux petits-enfants – où tout cela a-t-il disparu ? Qui peut encore, aujourd’hui, rencontrer des gens capables de raconter quelque chose avec rectitude ? Où entend-on encore, aujourd’hui, de la bouche de ceux qui meurent, des paroles si durables qu’elles cheminent de génération en génération, à la manière d’un cycle ? Qui trouve encore, aujourd’hui, secours dans l’évocation d’un proverbe ? (…)

Une toute nouvelle pauvreté s’est abattue sur les hommes avec ce déploiement monstrueux de la technique. Et l’envers de cette pauvreté, c’est la richesse oppressante d’idées qui filtrent chez les gens. ( …)

Nous sommes devenus pauvres. Nous avons sacrifié bout après bout le patrimoine de l’humanité ; souvent pour un centième de sa valeur, nous avons dû le mettre en dépôt au mont de piété, pour recevoir en échange la petite monnaie de « l’actuel ». La crise économique est au coin de la rue ; derrière elle une ombre, la guerre qui approche. Se maintenir est devenu aujourd’hui l’affaire de quelques rares puissants qui, Dieu le sait, ne sont pas plus humains que la foule ; le plus souvent, ils sont plus barbares, mais pas de la bonne manière. Les autres, par contre, doivent s’adapter, nouveau commencement, avec peu de chose. Ils ont partie liée aux hommes qui ont fait du renouveau complet leur affaire et l’ont fondé sur l’intelligence et le renoncement. Dans ses édifices, ses images, ses histoires, l’humanité se prépare à survivre, s’il le faut, à la culture. Et l’essentiel est qu’elle le fait en riant. Ce rire sonne peut-être ici ou là comme un rire barbare. Eh bien ! puisse l’individu, de temps à autre, donner un peu d’humanité à cette masse qui, un jour, la lui rendra à taux usuraires ! »

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