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Le silence des armes de Bernard Clavel

C’est à la fin des années 50 dans un petit village du Jura que nous plonge Bernard Clavel dans Le silence des armes. Jacques Fortier, fils de paysans, descend du train un beau matin. Il revient du front. Celui d’Algérie. Pour cause de maladie. Chez lui, personne ne l’attend. Son père est mort il y a trois ans sans qu’il ait eu le temps de le revoir. Sa mère est morte il y a quelques semaines seulement mais il n’a pas pu se rendre à ses obsèques. Le voilà seul dans cette grande maison dans laquelle des générations de Fortier sont nés, élevés dans le respect de la terre et la sérénité du temps qui passe pour laisser à la nature le soin de faire son œuvre. La maison silencieuse et poussiéreuse est l’occasion pour le jeune homme de se souvenir d’où il vient, ce qui l’a construit, ce que ses parents, et notamment son père, lui ont transmis. A lui. Lui, le fils unique, qui, par opposition à son père, s’est engagé dans l’armée pour servir la France en Algérie. Son introspection, menée en redécouvrant la terre de ses ancêtres – les descriptions qu’en fait Bernard Clavel sont saisissantes de réalisme -, les objets du quotidien et les histoires que l’on se raconte entre villageois, sera aussi vertigineuse que douloureuse.

Ecrit de 1972 à 1973, une année avant Lettre à un képi blanc, Le silence des armes est un manifeste antimilitariste. Bernard Clavel y dénonce les atrocités et l’absurdité des guerres, de toutes les guerres, quelles que soient leurs origines ainsi que le pouvoir dont usent et abusent les hommes politiques de tout bord pour servir leurs propres intérêts, quitte à sacrifier des milliers d’hommes, de femmes et d’enfants. Trente-neuf ans plus tard, d’un bord à l’autre de la planète, ce texte sonne d’une étrange modernité.

Extrait, page 392, Œuvres 3 de Bernard Clavel aux éditions omnibus : « Coupant à travers une large pâture, Jacques fila droit vers la crête. L’image lui revient aussitôt de son père marchant là, dans la neige fraîche, sous un ciel de suie, alors que la bise grinçait en s’accrochant aux épines noires et aux barbelés. Il y avait très longtemps de cela, mais l’image lui était restée de cet homme sombre avançant devant lui pour faire la trace. C’était son père qui lui avait appris à couper droit pour atteindre l’arête à l’endroit précis où, échancrée sur quelques mètres, la forêt laisse accès à une roche en promontoire. « C’est de là qu’on voit le mieux le village, disait le père. Et j’ai remarqué que c’est le seul endroit d’où je puisse découvrir toutes mes terres en étant sur l’une d’elles. »

En effet, le rocher faisait partie d’un bois qui dégringolait le versant et qui appartenait aux Fortier depuis plusieurs générations. De là, on dominait les vignes, et, lorsqu’on se tournait en direction du plateau, on avait devant soi deux parcelles en équerre qui avaient toujours fourni le fourrage pour le cheval. Jacques les regarda. Elles étaient propres parce qu’il avait donné aux Mercier la permission d’y amener leurs bêtes. Plusieurs fois, il fit un tour complet sur lui-même, en se donnant le temps de tout examiner. Il retrouvait sa terre. Il en avait conscience, et, debout dans le vent et la lumière dure de la lune, il se sentait fort et lucide comme il ne l’avait jamais été. Aujourd’hui, il était devenu un autre homme. Ou, plus exactement, il avait laissé faire surface à l’homme qu’il était et qu’il s’était acharné à museler. Enfant, il avait appris la terre avec son père dont les gens du pays disaient qu’il était fou parce qu’il respectait la vie, mais dont ils s’accordaient à louer son savoir. Ce que d’autres détenaient d’instinct ou par tradition sans jamais chercher à l’analyser, le père de Jacques l’avait approfondi. Il avait su mener de front sa découverte naturelle de la terre et ce que les livres pouvaient y ajouter.» Bernard Clavel.

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