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Lettres à un jeune poète de Rainer Maria Rilke

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Par petites touches, en fonction du temps que j’ai et de mon humeur, je relis Lettres à un jeune poète, échanges épistolaires entre Rainer Maria Rilke et Franz Kappus, élève d’une école militaire et jeune poète qui a demandé à ce dernier de lui dire, en toute franchise, ce qu’il pensait de ses poèmes.

Dans ce recueil de lettres où les thèmes de la solitude, de l’amour et de l’accomplissement de l’être sont abordés, Rainer Maria Rilke évoque la tristesse et l’importance de l’accueillir en se retirant du monde, pour laisser pénétrer l’inconnu. Magnifique !

Extrait, page 86: « S’il nous était possible de voir au-delà des limites de notre savoir, et même un peu plus loin que les avant-postes de notre pressentiment, peut-être supporterions-nous nos tristesses avec plus de confiance que nos joies. Car elles sont les instants où quelque chose de nouveau entre en nous, quelque chose d’inconnu ; nos sentiments, craintifs et mal à l’aise, sont tout à coup muets, tout en nous recule, il se fait un silence, et le Nouveau, que personne ne connaît, se tient au beau milieu, et il se tait. Je crois que toutes nos tristesses sont des moments de tension que nous ressentons comme une paralysie parce que nous n’entendons plus vivre nos sentiments frappés de stupeur par cet étranger. Parce que nous sommes seuls avec l’étranger qui est entré en nous ; parce que tout ce qui nous est familier, habituel, nous est pour un instant enlevé ; parce que nous sommes au beau milieu d’un gué où nous ne pouvons pas faire halte. C’est pourquoi la tristesse passe aussi : le Nouveau en nous, ce qui est venu nous rejoindre, est entré dans notre cœur, a pénétré dans sa chambre la plus intérieure et n’y est du reste déjà plus – il est déjà dans notre sang. Et nous n’avons pas eu le temps de savoir de quoi il s’agissait. On n’aurait aucune peine à nous faire croire qu’il ne s’est rien passé, et pourtant nous nous sommes métamorphosés, comme une maison se métamorphose lorsqu’un hôte y pénètre. Nous ne pouvons pas dire qui est venu, nous ne le saurons peut-être jamais, mais bien des signes laissent penser que c’est ainsi que l’avenir entre en nous, pour se métamorphoser en nous bien avant de se produire. Voilà pourquoi il est si important d’être solitaire et attentif quand on est triste : l’instant apparemment fixe, non perçu comme un événement, où notre avenir pénètre en nous est infiniment plus proche de la vie que cet autre moment, bruyant et fortuit, où il survient pour nous comme de l’extérieur. Plus nous sommes calmes, patients et ouverts lorsque nous sommes tristes, plus le Nouveau entre en nous profondément, directement, mieux nous en faisons l’acquisition, plus il sera un destin vraiment nôtre ; et lorsqu’un jour, plus tard, il « s’accomplira » (c’est-à-dire sortira de nous pour aller vers les autres), nous sentirons à son égard la parenté et la proximité les plus intimes. (…). De même qu’on s’est longtemps trompé sur le mouvement du Soleil, de même on se trompe encore sur le mouvement de ce qui vient. L’avenir est fixe, cher Monsieur Kappus, c’est nous qui sommes en mouvement dans l’espace infini » Rainer Maria Rilke.

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