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L’Enquête

L’Enquête de Philippe Claudel.

Incroyable livre qui conduit ses lecteurs dans une quatrième dimension. Tout commence au sortir d’une gare sans nom, dans une ville inconnue. Un homme en sort. Il est l’Enquêteur et a été missionné pour comprendre les raisons de la vague de suicides qui sévit dans l’Entreprise. Voilà pour l’aspect rationnel de ce livre. Après cela, rien de ce qui arrive à L’Enquêteur ne semble se rapporter à un monde que l’on connaît. Pourtant, à bien y réfléchir, c’est une métaphore cruelle, angoissante, métallique, froide et déshumanisée du monde du travail que Philippe Claudel nous livre avec beaucoup de brio. S’il force le trait, on se dit malgré tout que, par certains aspects, L’Entreprise qu’il décrit est celle de tous les salariés du monde ou presque : globalisée, omniprésente, consommant des salariés comme une voiture consomme de l’essence, incohérente, démultipliée, dirigée par personne et par tout le monde à la fois tant ses ramifications sont profondes, inextricables, complexes. L’Entreprise est une ogresse insatiable et L’Enquêteur est une proie de plus dans un univers très codifié, ordonné, ne laissant aucune place à l’imprévu, ni à la créativité. Un monde peu séduisant voire effrayant pour un livre étonnant à la réalité « science-fictionnelle ».

Extrait, pages 75 et 76 : « La première difficulté, qu’il avait en réalité totalement sous-estimée, fut de réussir à atteindre l’extrémité du trottoir, c’est-à-dire de franchir la masse mouvante et compacte des hommes et des femmes qui marchaient devant lui, frange large de deux ou trois mètres mais dont la texture était dense, mobile, paisiblement hostile. Il eut beau dans un premier temps prononcer à haute voix de nombreuses paroles d’excuse, expliquant avec des gestes modestes qu’il voulait passer, se montrer on ne peut plus poli et plus encore, personne ne s’arrêta, ni ne se poussa afin de lui permettre de se faufiler entre les corps. Les femmes et les hommes qui marchaient ne le regardaient pas. Beaucoup avaient sur les oreilles des casques ou des écouteurs, d’autres, très nombreux aussi, utilisaient un téléphone à un seul bouton, identique à celui du Policier, sur lequel ils écrivaient des messages ou recevaient des appels. L’Enquêteur se dit que, dans ces conditions, il lui fallait se résigner à forcer le passage, à jouer des coudes, sans trop se poser de questions, quitte à marcher sur quelques pieds ou bousculer deux ou trois personnes. Il en avait de toute façon assez qu’on ne fît pas attention à lui. Il respira un grand coup et se lança. Ce fût une étrange bousculade, qui se déroula sans agressivité, mais dans une forme de violence muette, extrême et déroutante : une mêlée de corps sans cris, sans insultes, sans gestes déplacés, sans haine. L’Enquêteur eut tout à la fois l’impression de nager dans un torrent aux eaux tumultueuses et d’être repoussé par un bulldozer aux formes souples et molles. Il battit des mains, il agrippa, griffa, empoigna, sépara, hurla, cria, apostropha, gémit, supplia, s’humiliat même. Il déploya une énergie qu’il puisa au plus profond de lui. Enfin, il parvint de l’autre côté ». Philippe Claudel.

 

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