Pourquoi ne s’est-elle pas tue ce jour-là en réunion ? Pourquoi a-t-elle contredit, sans agressivité mais avec conviction, son supérieur hiérarchique ? Mathilde, 40 ans, cadre reconnue et appréciée, en est certaine. C’est à ce moment–là que tout a commencé. Depuis, sa vie professionnelle est un enfer. D’abord dessaisie de certains dossiers, elle se voit délogée de son bureau pour être reléguée dans le bureau aveugle au fond du couloir, près des toilettes. Seules une table et une chaise l’attendent chaque jour. Par peur et par lâcheté, ses collègues se détournent d’elles. C’est ainsi qu’au fil des mois, Mathilde s’est enfoncée, sans bruit, dans un marécage nauséabond et délétère.
Dans un Paris gris où seules des ombres fantomatiques semblent se déplacer, Thibault court de rendez-vous médicaux en rendez-vous médicaux, d’une rhino-pharyngite à une gastro-entérite. Il vient de quitter la femme qu’il aimait parce que cette dernière ne semble pouvoir l’aimer que dans un lit. Il lutte chaque jour pour ne pas craquer face à la souffrance ordinaire, à la solitude dans laquelle évoluent des millions de gens.
Mais peut-être que ce 20 mai changera leur vie…
Finaliste du prix Goncourt 2009, Les heures souterraines est un roman poignant sur le monde qui nous entoure, sa violence invisible mais bien réelle, et « l’ultra moderne solitude » à laquelle nous pouvons tous être confrontés un jour ou l’autre. Delphine de Vigan réussit parfaitement bien à retranscrire l’angoisse qui étreint Mathilde chaque matin avant d’aller travailler, l’apathie qui l’envahit au fil des mois, la laissant à terre, comme résignée, incapable de réagir, sa joie soudaine lorsque tout à coup quelqu’un s’intéresse de nouveau à elle, la sollicite… lorsque tout à coup, dans les yeux des autres, elle existe.
Extrait, page 96 : « Elle a été transférée dans le bureau 500-9. Elle va ranger ses affaires, s’installer. Elle essaye de se persuader que cela n’a aucune importance, que cela ne change rien. Elle est au-dessus de ça. Se serait-elle attachée à son bureau comme à une chambre ? C’est ridicule. Ici au moins, elle est loin de Jacques, loin de tout, à l’autre bout. Au bout du bout, là où personne ne va, sauf pour les toilettes.
Mathilde s’assoit sur son nouveau siège, le fait pivoter, vérifie que les roulettes fonctionnent. La table et la desserte sont recouvertes d’une fine pellicule de poussière. Métallique, le caisson de rangement n’est pas assorti avec l’ensemble. D’ailleurs, à y regarder de plus près, le mobilier du bureau 500-9 est constitué de pièces disparates, correspondant à différentes périodes de l’entreprise : bois clair, métal, formica blanc. Le bureau 500-9 est privé de fenêtre. La seule source de lumière provient de la surface vitrée qui le sépare, à mi-hauteur, du local à fourniture. Lequel donne sur l’extérieur.
De l’autre côté, le bureau 500-9 jouxte les toilettes Hommes de l’étage, dont il est séparé par un mur en contreplaqué.
Dans l’entreprise, on appelle le bureau 500-9 « le cagibi » ou « les chiottes ». Parce qu’on y perçoit très distinctement le parfum Fraîcheur des glaciers du spray désodorisant pour sanitaires, ainsi que le roulement du distributeur de papier hygiénique » Delphine de Vigan.